Ce ne sont pas seulement ses sièges, ses couchettes, sa vitesse, ses itinéraires ou encore ses odeurs que l’on soumit à moult altérations, mais également sa fonction et son symbolisme, national comme international.
Le tout premier mythe ne consiste-t-il pas à croire que l’Orient-Express désigne un seul et même train plutôt qu’un trajet entre une partie l’Europe occidentale, voire septentrionale (avec l’Angleterre) et une partie de l’Europe orientale et méridionale (Istanbul) ?
Les multiples métamorphoses de l’Orient-Express en font un mythe abstrait : associé au voyage, il incarne les diverses mentalités d’une Europe culturellement hétérogène, voire en proie à des conflits internationaux où vainqueurs et vaincus entretiennent une relation de domination sociopolitique.
Témoin des guerres mondiales et emblème de triomphe ou de défaite, de richesse ou d’indigence (étant régi par un système de classes), objet de fantasme littéraire puis cinématographique, l’Orient-Express ne désigne pas un seul espace de voyage collectif cohérent, mais un ensemble de visions qui se croisent.
Les artistes de l’Orient-Express, quant à eux, oscillent entre un portrait tantôt réaliste, tantôt chimérique du train surnommé plus tard « monstre bienfaisant » (Alexandre Hepp).
Luxe, raffinement et célébration artistique de l’Orient-Express
Inspiré des trains américains Pullman, alors dotés de couchettes, l’Orient-Express offre d’emblée à ses passagers aisés la possibilité de se déplacer sur de longues distances tout en se délectant d’un confort et d’un luxe sans parangon.
En guise de commodités, l’eau chaude, le chauffage (« excessif » selon les personnages d’Agatha Christie) et l’éclairage procurent une sensation d’abondance appréciable, étayée de surcroît par de fastueux matériaux décoratifs : on y bénéficie de soie pour les draps, de marbre pour les lieux d’aisances et de cristal ou d’argent pour le service de tables.
C’est précisément cette opulence qu’inspire le train à Ian Fleming pour son roman Bons baisers de Russie (1957), où les évocations orientalistes et le choix d’y placer deux scènes d’amour entrecoupées d’une seule scène d’action trouvent un écho dans l’adaptation cinématographique de Terrence Young (1963), deuxième opus de la saga James Bond. Dans les deux œuvres, sur un trajet Istanbul-Paris, ce sont les couchettes de l’Orient-Express, espace privé, qui se transforment en salon de beauté et où se tiennent deux scènes de badinage entre l’agent 007 et Tatiana Romanova, ancien agent du KGB interprété par l’actrice Daniela Bianchi.
Concernant l’aspect extérieur du train, Terrence Young opte tantôt pour de gros plans, tantôt pour des perspectives plus panoramiques, deux procédés opposés à l’issue desquels le grand James Bond, alias Sean Connery, occupe à l’écran une place dérisoire, comme éclipsé par la taille démesurée du train. C’est précisément ce confort et la sélectivité des passagers qui font de l’Orient-Express bien plus qu’un simple train, d’où son surnom : « le roi des trains, le train des rois ».
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D’abord célébré par les décadents comme le triomphe de l’artifice sur la nature, comme la victoire de la mécanique sur l’organique, le train est, peu à peu, traité comme un sujet à part entière, lequel est animé de diverses ambiances, d’affects, d’ingestions et d’excrétions (combustible, fumée, sanitaires, etc.). Dans son roman A rebours (1884), paru un an après l’inauguration de l’Orient-Express, l’écrivain et critique d’art Joris-Karl Huysmans compare l’homme à Dieu en précisant que la création d’une locomotive transcende ou égale la création de la femme :
Bien des auteurs se plaisent à dresser le portrait d’un train vivant sous les traits organiques d’un sujet, animé par des pulsions de vie et de mort. Dans son roman de 1957, Ian Fleming décrit l’Orient-Express comme « l’unique train doté de vie » en gare d’Istanbul, les autres étant qualifiés de divers suffixes privatifs, et précise que son arrêt correspond à « la mort d’un dragon souffrant d’asthme ».
Espace animé par la mobilité autant que par une mutabilité constante où se succèdent entrées et sorties, le train est susceptible de manifester divers symptômes : pannes, crimes, interruptions du fait d’une Nature indomptable, etc. Quant à son inlassable mouvement binaire (marche/arrêt), il reflète le cycle de l’existence, des saisons et des batailles européennes. C’est pourquoi bien des passagers aisés, voire illustres, rêvent de monter à bord de ce microcosme socioculturel.
L’Orient-Express : le train des célébrités
En 2020, Kate Moss et Baby Spice partagent sur Instagram leur expérience à bord de l’Orient-Express (ou plutôt sa version VSOE, le Venise-Simplon-Orient-Express), prolongeant une coutume datant des premiers voyages du train, qui devient, dès 1883, prisé par les célébrités les plus appréciées.
Dès ses débuts, la renommée de l’Orient-Express est immédiate, Georges Nagelmackers ne s’étant pas uniquement limité à la seule conception du train, mais également à son rayonnement, par le truchement d’une presse dithyrambique, notamment sous la plume de Georges Boyer, envoyé spécial pour Le Figaro, de son symbolisme déjà mythique, ou plutôt mythifié par la présence de ses passagers aux fonctions illustres (la plupart originaire de l’ouest de l’Europe : journalistes, hommes d’affaires, ingénieurs, diplomates, militaires, ecclésiastiques, journalistes, artistes, hommes de lettres ou de sciences, etc.) et surtout de personnalités influentes et célèbres : Lawrence d’Arabie et Mata Hari, associés à la découverte et au mystère ; le roi Ferdinand de Bulgarie ; l’actrice américaine Marlene Dietrich ; ou encore les écrivains Léon Tolstoï, Joseph Kessel, Ernest Hemingway et Agatha Christie, qui y rencontre son futur époux et trouve l’inspiration pour son roman non moins mythique, nommément, Le Crime de l’Orient-Express (1934).
Inspiré d’un crime et d’une interruption en Turquie, du fait d’un blizzard, des services du Simplon-Orient-Express, ce train de la victoire conçu par les Alliés victorieux de 1919, qui est en réalité une imitation de l’Orient-Express original. C’est précisément ce beau monde que rassemble Kenneth Branagh dans son adaptation de 2017, film dont le casting époustouflant (Johnny Depp, Michelle Pfeiffer, Penélope Cruz, Judi Dench, Willem Dafoe, etc.) reflète, somme toute, les personnalités influentes à bord de l’Orient-Express à l’époque d’Agatha Christie.
Multilinguisme et transnationalisme
Le multilinguisme des personnages dans les œuvres littéraires et cinématographiques se déroulant à bord de l’Orient-Express étaye la vision d’un train aussi mobile que l’identité de ses passagers européens de l’Est et de l’Ouest, qui franchissent les frontières spatiales, linguistiques et socioculturelles du continent d’Istanbul jusqu’à Calais – d’où, peut-être, les prémices d’un transnationalisme (échanges socio-économiques entre les Européens) aussi bien à bord du train mythique qu’au sein des romans de l’Orient-Express, dont la graphie reflète la diversité de l’Europe de l’entre-deux-guerres.
Dans le roman d’Agatha Christie, il s’agit des sonorités arabophones évoquées à Alep ou encore des idiosyncrasies de l’intonation italienne (« That whatta I say alla de time »). Hercule Poirot n’est-il pas lui-même, dans l’excipit (les dernières lignes du roman), transformé par ces échanges au même titre que les personnages de Bons baisers de Russie ? Relativement fidèle au roman dont elle s’inspire, l’adaptation cinématographique de Branagh se conclut avec une décision inattendue du célèbre détective sherlockien, dont la morale et l’humanité ont été profondément ébranlées à bord de l’Orient-Express.
Le roman de Ian Fleming insiste tout autant sur la « fusion » opérée entre deux personnages pourtant « antagonistes », l’un (l’agent britannique James Bond) appartenant au bloc de l’Ouest ; et l’autre (l’agent russe Tatiana), au bloc de l’Est. Le sentiment d’amour (« l’extraordinaire fusion de leurs yeux et de leur corps ») unissant les deux agents initialement ennemis reflète ainsi la porosité des frontières internationales à bord du train, où chaque passager peut être influencé par plusieurs cultures étrangères.
Après l’avoir fantasmé à travers les films et la littérature, les amateurs du train de luxe peuvent aussi le découvrir en montant à bord, ou par le truchement d’expositions.
Orient-Express et actualité
Une visite à bord de l’un des mythes de l’Orient-Express, nommément, le Venice Simplon-Orient-Express (VSOE), est encore possible aujourd’hui : environ une fois par semaine entre mars et novembre, il est envisageable pour les amateurs du train de devenir passagers, moyennant la modique somme de 2765 euros entre Paris et Venise, repas compris. Ils sauront alors apprécier le travail de reconstitution des fourgons, des sièges et en particulier des toilettes.
La SNCF, quant à elle, disposant d’un train composé de sept voitures restaurées et arborant un style Art déco, propose des voyages privatisés, à titre exceptionnel, et partage son goût du patrimoine ferroviaire dans ses archives.
Pour celles et ceux qui n’auraient pas fait partie de ses 300 000 visiteurs, l’exposition parisienne proposée à l’Institut du Monde Arabe en 2014 (« Il était une fois l’Orient-Express ») a, depuis décembre 2020 et jusqu’en janvier 2022, changé de destination : c’est à Singapour que les amateurs de l’Orient-Express pourront apprécier son luxe, et ce, en dépit de la crise sanitaire.
Après Paris et Singapour, qui marquent ainsi le début d’une série d’expositions sur l’Orient-Express (coorganisées par Visionairs in Art, Orient-Express et l’Institut du Monde Arabe), il reviendra à la Chine puis à Venise d’accueillir le « roi » de plus de 200 tonnes. Pour qui le voyage intérieur est préférable, bien des lectures sont disponibles, en particulier L’Orient-Express. Du voyage extraordinaire aux illusions perdues (avril 2021, 650 pages), riche anthologie de Blanche El Gammal mêlant récits littéraires, archives et essais.
Stéphane Sitayeb, Professeur agrégé et Docteur en littérature anglaise, Université d’Evry – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.